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Aimez-vous Tokyo?

Tokyo Babylon, ésotérisme et chronique sociale

manga publié entre 1990 et 1993

Subaru Suméragi, le tragique héros de la série

Peinture de la société tokyoite

Aimez-vous Tokyo? La façon dont est posée cette simple question en blanc sur un lourd fond noir donne le ton. On sent déjà que bizarrement il faut répondre par la négative. Ce n’est pas la question d’un touriste à un touriste ou d’un japonais à un étranger, c’est la question d’un japonais à un japonais. A l’époque où elles dessinent ce manga, les CLAMP vivent à Tokyo. A travers cette série fantastique, elles donnent une vision de l’intérieur d’une ville qui attire l’extérieur par ses lumières, ses néons et ses promesses. Les CLAMP montrent une autre face derrière l’éblouissement que peut produire à première vue la grande mégalopole.

Visages de tokyoites

Les personnages de Tokyo Babylon ont en commun un statut de victime. On aborde peu le cas des bourreaux, ou seulement ceux qui ont le double statut (la mère de famille dans l’histoire du grand-père («  OLD » chap.6), la mère vengeuresse de la petite fille tuée par un pédophile ( « CRIME » chap.4). Ces personnages ont été des victimes avant de devenir des bourreaux. La mère de famille dans « OLD » est d’abord victime de ses problèmes financiers. Les CLAMP dénoncent la misère dans la grande mégalopole de Tokyo. Elle finit victime de la mort de son père et de son sentiment de culpabilité. Quant à la mère dans « CRIME », elle est victime du criminel qui a détruit sa famille. Elle n’a pas le temps de devenir un bourreau, Subaru la sauve d’elle-même. La mère de Yuya dans « REBIRTH » (chap.8) appartient à la même catégorie de personages. C’est sa détresse qui la conduit à agresser Seichro. On trouve un écho à ces exemples à la fin du manga avec les mots de la petite fille dans l’annexe « START » : « Peut-être que tous les gens qui font mal sont tristes ».

Dépasser son malheur et continuer à vivre.

Les personnages que doit sauver Subaru sont rongés par une misère réelle qui devient une misère mentale. Parmi la panoplie de personnages, une femme qui s’est suicidée lorsqu’elle a compris que son amant ne quitterait pas sa femme pour elle, une jeune fille violée, une immigrée rejettée, un enfant malade qui voit sa mère peinte comme une criminelle par les médias, une jeune fille battue par ses camarades, un aveugle qui subit les brimades d’une société qui ne s’adapte pas à son handicap, etc. Les thèmes sont variés. En sept tomes, les CLAMP touchent à un grand nombre de sujets. Elles les traitent par le biais de Subaru. Il est le pinceau qui leur permet de dessiner toutes ces situations. Par son caractère attentionné et par sa compassion, il donne à écouter la détresse des personnages. Il les fait parler, se confier. Enfin, il donne sa propre interpretation. C’est là qu’intervient la morale de toutes ces histoires : continuer à vivre, continuer d’avancer pour ne pas faire de mal à ses proches. A Mitsuki, Subaru dit : « Je t’en prie pour ceux qui t’aiment et t’attendent, réveille toi! ». Même scénario avec Kuniko Hashimoto. Dans « SAVE » (chap.5), à la fin, elle décide de « devenir forte ». Elle prend du recul par rapport à sa situation pour la dépasser : « ça ne sert à rien d’être un souffre-douleur, il ne faut pas rester là à subir la situation ». La force de Tokyo Babylon est de ne pas s’apitoyer excessivement sur les personnages en leur renvoyant leur propre égoïsme (le cas de la jeune fille violée qui refuse de se reveiller, la mère qui a perdu son enfant et désire se venger) ou leurs erreurs (Kuniko Hashimoto ne s’est pas défendue) sans pour autant les juger. Ceux qui jugent sont dépréciés comme la gourou de la secte dans « SAVE » ou encore les commères de « REVE ». Car une des idée forte du manga est que chacun vit son malheur à sa façon et que l’on ne peut comprendre la souffrance des autres.

Des histoires de morts pour sauver les vivants
Subaru Suméragi est un exorciste. On pense donc à première vue que l’on va s’attarder sur les malheurs des morts. Dans le premier tome, c’est en effet ce qu’il se passe. Le jeune garçon intervient sur des fantômes pour leur redonner la paix. Mais en réalité son métier n’est pas de soigner les peines des morts mais de préserver les vivants. En apaisant un fantôme, Subaru permet au spectre de quitter l’endroit qu’il hante et donc libère le lieu pour les tokyoïtes encore en vie. C’est clairement perceptible dans « CRIME ». Pour sauver la mère de l’enfant morte assassinée, Subaru abandonne la gamine. Il ment prétendant qu’elle désire que sa mère abandonne des desseins vengeurs pour ne pas devenir une meurtrière et ne pas payer le prix qui accompagne l’utilisation des malédictions. En réalité, l’enfant n’a pas trouvé la paix et souhaite aussi frapper mortellement celui qui l’a faite souffrir. A chaque moment de l’histoire, les vivants passent avant les morts

Des thèmes sociaux sont abordés comme l'immigration.

Des faits de société traités avec sensibilité.
Les CLAMP ne se préoccupent pas des causes sociologiques ou économiques des problèmes de société qu’elles abordent. Elles se sont inspirés de ce qu’elles voient tous les jours dans la vie et par le biais des médias mais ne les traite pas comme ces derniers. Sans rentrer dans une logique de débat public, elles ont choisi de montrer le versant humain de ces problèmes de société. Pas d’analyse pointue du sujet mais une esquisse faite avec la loupe de la sensibilité. Elles donnent leur propre regard sur différents thèmes en insistant sur la souffrance humaine. Leur credo: un humain ne doit pas en faire souffrir un autre. Le tome deux l’affirme explicitement par la bouche de Mitsuki : « Un être humain a t-il le droit de détruire comme ça le bohneur des autres. Non! Personne n’a le droit de changer comme ça le bonheur, l’avenir des autres » (chap.2 « REVE »). Et ce même si toutes ces histoires tendent à montrer qu’ « un être humain qui en trahit un autre, c’est le genre de chose qui arrive chaque jour au détour des rues de Tokyo » (chap.11 « END »). Toutefois, les auteurs dépassent le stade de l’apitoyement en parlant d’espoir et du courage d’avancer malgré le malheur. Le lecteur ne voit jamais cet « après ». Il ne sait pas si les personnages finissent réellement par s’en sortir ce qui donne tout son poids réaliste et sombre au manga. La plupart des personnages ne sont que de passage. Ce sont les rencontres de Subaru à un moment donné. On ne peint qu’un instant de leur vie.

Le mauvais point:
Stéréotypes de la faiblesse

Si les personnages semblent dépasser le simple stéréotype de leur situation grâce à la sensibilité personelle des CLAMP, en revanche on n’échappe pas au stéréotype de la faiblesse. Les personnages qui sont comme on l’a dit des victimes sont des femmes et des jeunes filles. Les figures masculines sont des enfants, des veillards, ou des handicapés. Dommage, j’aurais aimé voir un businessman à qui tout semble réussir plonger dans l’alcoolisme, ou simplement un homme ordinaire en détresse. Cela dit, je nuance mon propos. Les CLAMP ont voulu traiter les exclus de la société. Mais pourquoi l’écolière battue par ses camarades n’aurait pu être un écolier? Et la jeune immigrée un immigré? Petite tâche d’ombre dans cette oeuvre que je trouve tout de même plus qu’intéressante et que simplement digne d’attention.